L’ÉCURIE DE SAINTE-ADÈLE
6 août 2008 | 1-Tout, LES BELLES HISTOIRES LAURENTIENNES, Souvenirs
1951, j’ai vingt ans. Ici, une adèloise inouïe, fille cultivée d’un vieux médecin de la place, la célibataire Pauline Rochon anime le village. Peut-on imaginer un petit bourg du nord où il y a des concerts, un modeste salon du livre dans l’ex-boulingrin du Chantecler, des expos, des cours de peinture par Agnès Lefort, prestigieuse galeriste de la rue Sherbrooke, du théâtre par Fernand Doré et sa compagne, Charlotte Boisjoli, des conférences culturelles diverses ? Et… un atelier de céramique. Ma branche.
En ces années-là, tout en bas de la côte-Morin, dans une vieille maison à pignons (qui sera longtemps une crêperie bretonne), la « sur active » Pauline Rochon organise toute seule toutes ces activités. En est l’âme. Au printemps de 1951, j’ai un diplôme de céramiste tout neuf, un été de chômage et puis voilà qu’un poste de « prof de céramique » s’ouvre à ce prestigieux « Centre d’art » laurentien. J’accepte de m’exiler, heureux comme un roi.
VIVRE DANS UN ÉCURIE !
J’ai raconté l’échec dans mon bouquin, « Sainte-Adèle-la-vaisselle », ce drôle de séjour précaire, l’éloignement « premier » de ma petite patrie, l’absence de reconnaissance, le manque d’élèves, de matériel aussi, aussi, le métier de laveur de vaisselle à l’hôtel. Pour ne pas crever de faim. Je connaissais les Laurentides que par des excursions, le ski des collégiens du Grasset. À l’automne de 1951, c’était une vraie installation. Le proprio de l’hôtel, M. Thompson, offrait au Centre d’art de Pauline son écurie (devenue un entrepôt de chaises de soleil). C’est là que je m’installe donc -une première- loin du béton, du goudron, du ciment, de l’asphalte, des promiscuités des ruelles, des rues aux logements empilés les uns sur les autres. Adieu Villeray et ses escaliers en colimaçon !
1951 donc, vingt ans, puceau, pas encore « majeur » comme on disait, avec hélas seulement trois ou quatre élèves. Alors les « gages » versés par Pauline Rochon comblaient fort mal mes besoins essentiels. Comme de manger à ma faim, malgré la modicité des prix pour manger à la « Pension Lamoureux », rue Chantecler. Première semaine et, déjà, une nuit d’angoisse pour l’urbain élevé hors la nature car, de ma chambrette sous le toit, un mini grenier exigu, j’entends gratter aux murs de bois de l’écurie. Cela m’a réveillé net. Oh, les sons lugubres vont s’amplifiant !
Cette fin de septembre est très chaude et j’ai laissé mes fenêtres grande ouvertes, celle de l’étage comme celle du bas. Je crois entendre comme un souffle qui se répercute, qui va s’intensifiant. Le gars de la ville a un peu peur. Je ne sais rien d’une campagne, j’ignore tout de la vraie nature. Voilà que ça gratte fort maintenant, que l’on se frotte contre le mur de côté, là où le ruisseau venu du lac Rond coule vers les cotes de la 40-80. Quid ? Un rôdeur ? Un fou, un bozo ? Une bête ? Bruits qui persistent… ce halètement très inquiétant… je crains l’intrusion ou même que la bête soit à l’intérieur déjà.
L’HOMME QUI A VU L’OURS !
Garçon des villes, on ne craint ni les chiens méchants ni ces chats errants -« en chaleurs »- qui envahissaient les ruelles. Mas les vraies bêtes du Nord… ces sourds grognements puis secousses contre mon mur, des coups frappés… L’anxiété m’envahit, je n’ose descendre de mon antre. Il le faut, courage. Me voilà donc dans l’échelle, calculant chaque degré. En bas, commutateur défectueux, ma veine ! J’allume ma lampe de poche arrachée du tour à poterie. J’éclaire… le sombre, le recoin d’où vient ce brouhaha. Rien. Dehors, c’est toujours ce souffle bestial, puis : bing, bang, bong ! Je m’empare d’une pelle pointue. Vaillant et surtout curieux, j’entrouvre la porte de l’écurie…
Silence maintenant. Que la nuit et sa lune d’opale si seule là-haut, devant moi le chemin désert qui conduit à l’hôtel. Au loin des cris vagues. Hiboux ? Je sors, marche prudemment vers le coté d’où provenaient ces bruits insolites. Rien. Soudain, pas loin dans le boisé derrière l’écurie, quelque chose remue. Ça marche, carcasse énorme, c’est noir, rond, touffu et balourd. Sous des sapins, gros dos rond dans un fossé, s’éloigne…un ours ! Le premier de ma vie ! Qui se tourne, lueurs d’yeux qui m’examinent, je recule, l’ours repart pour aller zigzaguer entre les rares chalets, à l’époque, de nos bons bourgeois.
Je rentre, guère rassuré, je reste inquiet car, quand je reviendrai tard, du Q.G. des employés de l’hôtel, avec mon bidon d’huile à chauffage pour mon poèle coleman -le gérant, M. Marin, le permet- je pourrais faire une de ces rencontres si inégales. Celle de l’ours et de l’homme. Au fait est-ce un rejeton de « mon » ours celui-là qui rôde au Sommet Bleu ?