Extrait de « Anita, une fille numérotée »
Il y a dix jours, pour mon anniversaire, la bande m’organisait une petite fête à la Casa Italia. Anita n’est pas venue, sa tante Helena va de plus en plus mal. Il a neigé en cette mi-novembre. Il fait très froid. Aujourd’hui, nous profitons d’un congé pour faire une promenade sur le mont Royal, du côté du petit Lac des Castors. On y aperçoit quelques rares patineurs. « Est-ce que tu sais patiner ? » Anita me fait une moue grimaçante : « Non, pas du tout, au domaine du sport, je suis nulle. Ne l’oublie pas, jeune, j’étais enfermée et ignorante de vos loisirs d’enfants gâtés. » Elle marche tristement vers la cafétéria du chalet public. Une gaffe encore. Ça me fait mal.
On dirait que l’hiver est pressé de s’installer. Une autre nuit de gel, il y a une mince couche de glace partout. Hier, surprise, une deuxième tempête de neige, une étonnante giboulée. Le timide soleil de novembre fait de son mieux pour dissoudre d’éphémères congères. À cette cantine, nous buvons des chocolats chauds puis, nous sortons du parc par le Chemin Remembrance Road. Passant devant le manège militaire, nous apercevons un groupe de jeunes soldats qui font de la drill. Coups de sifflet stridents d’un gradé, l’armée file vers une vieille maison de pierres en moellons.
Nous marchons dans l’autre sens, vers la rue Côte-des-Neiges. Soudain, Anita qui dit : « Je ne suis jamais allée à votre Oratoire Saint-Joseph, un édifice qui m’a toujours impressionnée, j’aimerais bien le voir de près. On y va ? Tu seras mon guide. » J’accepte volontiers.
Chaque 19 mars, fête de Saint Joseph, papa m’emmenait dans cette spacieuse crypte. Revoir ce musée de béquilles et de prothèses diverses m’amuse. Enfant, mon père me faisait m’agenouiller devant le cœur, arraché de sa poitrine, du thaumaturge mort, le frère André. L’organe baignait dans le formol. Je devais aussi prier à genoux devant le tombeau du célèbre guérisseur. Papa me disait : « Vas-y, demande la guérison de tes poumons malades et demande-lui que ton œil gauche se redresse ! »
J’y croyais, enfant, je priais avec ferveur, suppliant le populaire guérisseur décédé. Rendus tous les deux devant le bocal à relique plutôt repoussante Anita en a les yeux agrandis. Je raconte tout ça à ma jolie Polonaise et elle sourit. J’ajoute :« C’est pas tout, chaque 19 mars mon père m’emmenait aussi au rituel pèlerinage de nuit. Une longue promenade nocturne de la rue Jean-Talon jusqu’à Queen Mary Road. Nous chacun tenions dans la main un gobelet à lampion allumé. Nous entonnions, à tue-tête au milieu des rues, la kyrielle des hymnes pieux. »
Sortis de la basilique, Anita reste étonnée de voir tous ces gens montant à genoux les longs escaliers Elle me dit : « J’ai faim. » À la vaste cafétéria du site, surprise, j’aperçois mon frère Raymond, 13 ans, ma soeur Nicole, 8 ans. Les deux enfants dévorent goulûment des sorbets ! Je les présente à ma blonde. « Vous n’êtes pas venus seuls ici ? Papa n’est pas avec vous ? » Mon petit frère nous dit qu’il se recueille à la chapelle du frère André et qu’il leur a donné de l’argent pour ces gâteries. Nicole, les yeux bleus comme ceux de mon amour, est fascinée par la longue chevelure blonde d’Anita et veut la toucher. Anita se laisse faire, amusée, l’asseoit sur ses genoux, la questionne sur ses études, sur ce qu’elle aime dans la vie. Deux grandes amies !
Soudain, mon père nous apparaît. Il me gêne, vêtu pauvrement, son éternel vieux chapeau de feutre, son manteau usé ! Voyant Nicole sur les genoux de cette inconnue, papa s’assoit avec nous et a pris ses gros yeux sévères. Je lui présente ma jolie blonde. « Ah, c’est vous ça, Anita ? » Très froid, papa parle déjà de s’en aller. Anita lui dit, tout sourire : « Monsieur, je n’étais jamais venue ici. C’est un lieu très impressionnant ! » Mais papa est déjà debout, ne la regarde même pas : « Nous devons rentrer, les enfants. Toi, n’oublie pas qu’on va fêter l’anniversaire de ton oncle Léo, ce soir. Tâche d’être là. » Je le déteste. Il refuse ostensiblement de s’intéresser le moindrement à ma compagne. Elle l’a bien senti et, à ma grande surprise, s’étant levée, Anita ose : « En fait, qu’est-ce que vous nous reprochez au juste, à nous, les Juifs, pourquoi nous détestez-vous ? » Papa en est interloqué. Il fait sortir Raymond et Nicole du restaurant : « Les enfants, allez m’attendre dehors, ça sera pas long, je vous rejoindrai. » Il s’approche d’Anita, je sens qu’il se retient de crier : « Vous voulez savoir ce que les catholiques du monde entier vous reprochent ? Vous allez le savoir. Vous avez tué le Christ, notre Seigneur Jésus-Christ ! Ne l’oubliez jamais. » Un long silence. Anita est secouée, muette de stupéfaction, lui tourne le dos, me regarde, ses yeux crient « au secours ! » Je ne sais plus où me mettre. Forte envie d’aller gifler mon père. Satisfait, papa marche vers la sortie.
Anita pleure. Bousculade soudaine à l’entrée du restaurant. Une douzaine de pèlerins s’amènent en chantant une prière à Saint-Joseph. Je prends les mains d’Anita, deux glaçons. Je dis : « Mon père est un vieux schnoque. Je suis navré à un point que tu n’imagines pas, Anita, jamais je lui pardonnerai ça ! »
Anita reste effondrée, inconsolable. Je vais au comptoir, j’achète deux cornets, à la pistache, sa saveur préférée. En revenant à sa table, je m’aperçois que mes mains tremblent.
« Anita, une fille numérotée »
Claude Jasmin, 2013
Éditions XYZ
ISBN: 978-2-89261-750-4
Communiqué de presse