Extrait- Élyse
Une mère digne?
Fin septembre. 1948. Vive mon tramway Saint-Denis, numéro 24! Ce soir encore, j’en descends à l’avenue des Pins, bien habillé, arrosé de lotion à barbe, cravate neuve correctement nouée. Je marche deux coins de rue vers l’est, je sonne au 551-A, un sous-sol de la rue Cherrier. Une vieille dame, veuve, chic châle de dentelle: «Entrez, ça ne sera pas bien long.» Armande Désaulniers m’invite du geste dans son salon sombre: «Ma fille achève de se pomponner, jeune homme.» Son unique et très précieuse Élyse me crie depuis la salle de bain: «J’arrive!»
Ça veut dire encore cinq minutes. Je vais devoir à nouveau subir le babillage mondain: «Vous savez, Claude, on nous a changé notre nom avec le temps. Il n’y a pas si longtemps nous étions des Des Aulniers, en deux mots, et pas Désaulniers. Assoyez-vous donc. Vous ai-je déjà dit que nos ancêtres étaient des seigneurs? Et aussi les fondateurs de la ville de Yamachiche! Ils avaient manoir et moulin…»
La maman de ma nouvelle «blonde» va jusqu’à un placard, en sort un coffret; dedans, une liasse de papiers jaunis. Elle fouille et cherche les preuves de ses affirmations. «Je vous crois sur parole, madame, pas la peine de…» Elle soupire et range vite ses précieux papiers, me sourit faiblement: «Oui, des seigneurs!»
Armande Des Aulniers s’allonge sur son vieux divan à la tapisserie usée. «Mon Élyse m’a dit que votre papa était marchand? Qu’il avait un magasin près de la rue Jean-Talon, n’est-ce pas? À quelle sorte de commerce vaque-t-il donc?» J’hésite. Est-ce que le fils du tenancier d’une petite gargote sera jugé digne de sa fille? «C’est un simple restaurant, madame, installé au sous-sol de notre logis.» Intimidé, fou, j’ajoute: «Mon père a été, un temps, importateur. Thés, cafés, épices, bibelots… à Westmount.» La veuve Des Aulniers ouvre grand les yeux: Oh, importateur, hein!
La voilà replongée dans son lointain passé, me décrivant ce temps des manoirs et des moulins. Je ne l’écoute pas. La mélancolique litanie des oripeaux de sa noblesse perdue me lasse. Sa diction aux accents empruntés me retient de commenter ses regrets généalogiques, et puis ses malchances, la lente désagrégation familiale, son grand arbre malmené: «Et oui, j’ai épousé un cousin lointain, un Des Aulniers comme moi. Une union morganatique, en ma défaveur, hélas! Est-ce assez bizarre? Feu mon pauvre mari, hélas, n’avait aucune ambition et se contentait volontiers de son emploi de petit fonctionnaire municipal.»
Ce bla-bla-bla m’assomme d’ennui. Enfin Élyse m’apparaît et mon cœur fait toc-toc. Qu’elle est belle! Je suis en amour par-dessus la tête depuis un mois. Je l’admire, si fragile, j’aime sa démarche gracieuse, ses manières si délicates, ses gestes tout en douceur, ses sourires comme réservés, sa voix si suave, son visage si pâle. «Sauvons-nous, sinon ma mère va conter sa légende familiale à plus finir.» Élyse m’ouvre vite la porte d’entrée en riant.
La rue Cherrier s’anime avec le soir qui monte. Nous voulons voir la célèbre Édith Piaf. Son premier spectacle à Montréal. Nous avons eu des billets à prix réduit, au balcon évidemment. Avec Piaf, il y aura Les Compagnons de la chanson, un groupe fameux. Nous marchons jusqu’au Monument national, rue Saint-Laurent. On a très hâte. Il fait beau et chaud comme en plein été. Soudain, coin Saint-Laurent et Sherbrooke, Élyse dit en riant: «Je gage que la mother a encore trouvé le moyen de se poffer avec sa lignée de Grands Seigneurs, non?» Je réponds: «Tu sais, ta mère, une veuve si seule, elle a bien le droit à ses vieilles histoires de famille, tu crois pas?» Elle me serre la main: «C’est qu’elle veut absolument que je fréquente un neveu lointain à elle, le fils d’un banquier!»
Je ralentis le pas, ne dis rien. Une crainte m’envahit soudain: je ne suis pas un fils de grande famille, moi, que le rejeton modeste d’une classe à part, basse, disons «inadéquate» pour sa fille, c’est certain. J’ai peur et me promets qu’à ma prochaine visite rue Cherrier, je lui parlerai de mon parrain, un savant. L’oncle Ernest, exilé en Chine du nord. Ernest Jasmin, un «Prix Prince de Galles» collégien, un des rares «Prix Collin». Mme Des Aulniers me terrorise. Perdre ma pâle Élyse me terrasserait. «Tu sais, nous avons une cousine très célèbre qui est une brillante journaliste à la radio. Judith Jasmin. Je te l’ai dit?» Élyse: «Marchons plus vite, on va arriver en retard. Écoute, tu serais le fils d’un pauvre charbonnier, que je t’aimerais autant!»
Elle rit. Elle rit toujours pauvrement, chichement. L’impression d’une fille toujours profondément triste. Au coin d’une rue, rencontre avec mon camarade, André Laurence, qui est en versification comme moi chez les Sulpiciens. C’est ce camarade, mon meilleur ami, qui m’a fait connaître ma pâle Élyse. Il était venu à Pointe-Calumet au mois d’août de l’été dernier avec sa fidèle Pierrette Bélanger. Elle, fille de médecin prospère, était au chalet d’été voisin du nôtre… Élyse, étudiante avec Pierrette à Villa-Maria, les accompagnait. Dans le canot automobile de Pierrette, j’aperçus cette fille si douce et timide, grande et mince dans son maillot de bain, ses longs cheveux blonds étalés dans son dos… et, oui, ce fut immédiatement le coup de foudre.
Édith Piaf nous a ravis, comme aussi ces jeunes Compagnons de la chanson et, plus tard, sous un ciel étoilé, devant la porte du 551-A Cherrier, j’ai embrassé Élyse très fort. J’étais fou de joie. Curieux, on aurait dit une évanouie, une silhouette éthérée, fantomatique, impalpable. M’aimait-elle? Soudain, la porte s’ouvrit, elle, Armande veuve: «Vous me la ramenez tard, jeune homme. Que cela ne se renouvelle pas!»
Je me suis sauvé vers mon tram Saint-Denis, le numéro 24.2
Diaphane Élyse
Je flotte. Si léger. Si heureux. À l’heure du lunch, sandwich et dessert (croquettes à la crème) avalés, j’ai refusé d’accompagner, comme à l’accoutumée, les gars de ma bande, Jérôme, Reinhardt, Martucchi, Marion. Non, c’est fini, plus besoin du tout d’aller fleureter – et fumer – dans les champs buissonniers au nord du collège. Assez de ces jolies filles s’évadant du couvent du boulevard Gouin, Sophie-Barat.
Oui, désormais, il y a Élyse dans ma vie.
Il y a aussi mon bulletin de l’examen mensuel en maths. Oh la la! Cinq points sur… vingt! Un désastre encore. En fin d’année, ce sera la catastrophe, je le crains. Je coulerai et n’accéderai pas à la classe de belles-lettres. J’aurai dix-huit ans et mon père n’a pas les moyens de payer mon redoublement en versification. Il me faudra, j’en ai bien peur, m’orienter vers une école de métiers. Mon ambitieuse mère sera anéantie. Elle qui rêvait me voir devenir un jour «un fameux plaideur» dans nos cours de justice. Ne serai sans doute jamais un digne et riche «professionnel». Son rêve fou.
J’écoute de moins en moins nos enseignants et, de plus en plus – compensation? –, je me transforme en «clown de ma classe», en pitre hilare et divertissant, jouant l’acteur bouffon, sans cesse, habile imitateur des pères sulpiciens. Je suis très apprécié des camarades et remporte un fort succès comme trublion, caricaturiste effréné de nos profs. J’ai un talent en dessin. On se passe mes ouvrages graphiques sous les couvercles des pupitres. Mais qui rira en dernier? Ma posture de grand comique, statut vain, réputation futile, ne dérange pas vraiment les autres. Doués normalement, eux. C’en est rendu que déjà à la fin septembre, le sévère père Filion, dès son entrée en classe, m’indique d’un geste impératif… la porte! À prendre sans délai. Un banni. Un condamné. Seul, sur une chaise du corridor, je songe à elle.
Le week-end dernier, sans les parents, au chalet de Pierrette Bélanger, «Ti-Cor» Laurence osait monter s’enfermer dans la chambre de sa «meilleure». Il y eut des rires, des petits cris… et, alors, très embarrassée, Élyse a couru sur leur plage vers le bateau. Moteur poussé à fond, nous sommes allés nous embrasser goulûment, au beau soleil, à cette «Île-aux-fesses» au-delà de la Grande Baie, proche d’Oka. Après nos embrassades et caresses, je lui ai avoué mes échecs répétés en mathématiques et ma peur d’une école de métiers. «Si tu ne poursuis pas ton cours classique, ma mère va exiger… Écoute, elle m’a demandé hier de “casser” avec toi…» J’ai tremblé. Je sais bien que, rue Cherrier, sa mère veuve, Armande, me juge indigne de son Élyse, d’une descendante de «la caste Des Aulniers».
«Pourquoi Ti-Cor pour nommer André?» me demande-t-elle et je lui raconte que le papa de mon ami, un brillant pharmacien de la rue Ontario, au coin de Saint-Denis, a inventé et commercialisé avec grand succès L’anti-Cor Laurence. Elle rit de bon cœur: «J’en ai pas besoin, d’anticor!» J’approuve: «Élyse, je sais que tu as un corps parfait, jusqu’aux orteils.» On rit encore. Un vent soudain fait une grosse houle sur le lac des Deux Montagnes. Le long bateau peint aux couleurs des riches cimentiers Miron – orange et noir – sort du chenal au large et fonce vers nous. Nous ne serons plus seuls, fini de jouer les Paul et Virginie, et le soleil se couvre de nuages subitement. Je démarre le moteur, un dix forces; les beaux cheveux blonds d’Élyse soudain au vent: «Sois prévenu, mon amour, que moi, je veux me marier vierge.» Comme à regret, je l’avoue, je lui affirme: «Moi aussi, moi aussi!» Puis je m’écoute, incrédule, lui confier: «Mon amour, promis, je vais devenir très attentif aux cours de maths du bonhomme Maheu. Promis.» Je pose une main sur sa tête.
ImageVêtu de mon imperméable, très Humphrey Bogart dans Casablanca, je sonne le lendemain rue Cherrier. C’est un samedi soir de pluie fine. La mère noble m’ouvre. Élyse, «partie, dit sa maman, me faire une commission urgente à l’épicerie de la rue Saint-André» allait rentrer bientôt. Le salon sombre. Je m’impatiente et Mme Des Aulniers, s’excusant sans cesse, tousse et tousse, crache délicatement dans son joli mouchoir brodé de fil rose. La voilà qui entonne ses antiennes sur sa classe sociale: «Jeune homme, je suppose que vous le devinez, ma fille fait rêver un tas de soupirants. Si vous saviez, et ne le prenez pas mal, mais ma petite Élyse, si belle, est d’une classe à part. On l’envie, on rêve d’elle et elle est jalousée. Pourtant Élyse est modeste, trop à mon avis… Ne le prenez pas mal… Elle veut aller en lettres à l’université, après Villa-Maria – une institution qui me coûte les yeux de la tête – mais moi, je sais bien qu’elle convolera, et jeune, avec un très bon parti. Elle aura le choix, comme vous le pensez bien. Votre petite histoire est passagère, vous rencontrerez des jeunes filles d’un rang qui vous convient, soyons francs tous les deux, inutile de se le cacher. Élyse trouvera, et très rapidement, un beau et riche cavalier de son genre.»
Armande Des Aulniers se lève, frissonne, tousse, ouvre sa broderie et crache encore, s’enveloppe mieux de sa verte robe de chambre toute brodée d’or. Elle regarde l’heure sur sa toute minuscule montre à chaînette d’argent et, courbée, trottine dans ses pantoufles de satin rose jusqu’à la fenêtre – «quel sale temps n’est-ce pas?»; elle ouvre grand les rideaux de dentelle rose puis ajuste l’énorme ventilateur électrique posé sur un calorifère peint or. «Je m’excuse d’insister, je sens que vous ne voyez pas vraiment qu’Élyse est une fille mieux que bien élevée, qui a des allures de princesse et que c’est digne de son sang. Malgré notre chute sociale, la perte de notre rang – que Dieu pardonne à mon défunt mari, négligent et faible, imprévoyant. Son pauvre papa n’était pas un homme à savoir élever une enfant impressionnable, d’un tempérament capricieux, souvent en proie aux maladies, oui, une frêle adolescente incapable le plus souvent de se débrouiller avec les heurts inévitables de la vie. Les entraves d’une existence dangereuse dans cette ville où rôdent tant de malfrats, de délinquants, de fripons, dans ce quartier rempli de jeunes coquins qui rôdent tous les soirs, tenez, disons le mot, de véritables rastaquouères! Que d’inquiétudes pour une maman, si vous saviez… Vous qui venez du nord de la ville, vous savez tout ça, n’est-ce pas?»
Armande change encore de fauteuil, s’allonge sur son divan rose, ouvre la portière d’un cabinet finement menuisé, sort une carafe et un verre ciselé. Elle se sert du porto et ne m’en offre pas. Les yeux fermés, elle avale lentement: «Un délice, un cadeau de la comtesse Ruzai de Fiat, une amie de la famille… Ma fille unique, j’ai su – malgré ce père velléitaire, buveur et joueur – la dresser habilement aux bons usages, aux belles manières. C’est maintenant une perle rare, avouez-le. Elle est ma réussite, de là tant de soupirants à ses pieds. Savez-vous que toute jeune elle a suivi des cours de diction? Mais tout cela ne la protège pas des périls ordinaires de la vie réelle à Montréal. J’ai su, malgré la désinvolture du papa, lui inculquer les notions essentielles, en faire une jeune fille réservée, pas trop candide cependant, mais il a fallu lui ouvrir les yeux, et Élyse se méfie comme il se doit…» Armande vide son verre, s’en offre un nouveau. «À votre âge, on ne boit pas… Elle se méfie même de vous, je l’espère, elle est très capable de voir venir la moindre supercherie, le moindre mensonge, prenez bien garde! Il y a, je n’aime pas le mot mais il faut dire les vérités, il y a de sinistres, je le dis, “prédateurs”. Votre papa vient de la campagne, m’a dit ma fille, c’est vrai?»
Je songe, espérant au plus vite le retour de ma blonde, à la ferme de Laval-des-Rapides où fut élevé papa. À sa mère, ma chère marraine si généreuse, grand-maman, née Prud’homme qui, veuve toute jeune, avait réintégré la grande maison familiale. Je revois toute ma parenté de cultivateurs dans les chaises berçantes les dimanches de visite. Les Prud’homme de trois générations fument de grosses pipes et crachent bruyamment, remplissant les crachoirs de cuivre, sur leur longue galerie au bord de la rivière Des Prairies. En face, sur l’autre rive, on voyait les murs de la prison de Bordeaux, à Montréal. Nous rentrions rue Saint-Denis, de lourds paquets de légumes aux bras, dont des carottes fraîches que j’avais équeutées dans un sombre caveau de leur ferme. Je me souviens encore de leur «parlure d’habitants» qui m’amusait fort, moi, l’étudiant de latin et de grec ancien.
«Madame, un de mes oncles, un habitant, est devenu quasi millionnaire. Il avait acheté un brevet allemand pour couvrir les granges et les écuries avec du métal. Vieux, il était devenu propriétaire d’une sorte de maison-manoir pas loin d’ici, rue Saint-Hubert. Il est mort là.» Armande a ouvert très grand ses yeux verts et ne commente pas. «Je ne mens pas, vous pouvez aller voir près de la centrale de police, tout proche de l’hôtel de ville, une immense enseigne peinte sur un grand mur de briques. C’est écrit, vous le verrez: PAUL PRUD’HOMME, FERBLANTIER.» Je me tais finalement. Je me cherchais un brin de fierté familiale pour tenter de l’épater un peu.
Élyse enfin est revenue, plus belle que jamais, trempée de pluie, les cheveux dans le visage, mais toute souriante dans son imperméable noir. Son beau sourire et je fonds encore. Elle veut remettre à sa maman les deux sacs de papier brun. Sa mère: «Va vite porter ça à la cuisine, ma grande, merci.» Armande remplit de nouveau son verre et boit cul sec! Nous nous enfuyons vite, car nous voulons voir le Hamlet du célèbre Laurence Olivier, à l’affiche dans un des grands cinémas de la rue Sainte-Catherine. Dans le tramway, soudain, le front tout ridé, Élyse, mon amour, se penche sur moi: «Ma mère boit trop et de plus en plus. Hier soir, elle a fait une chute dans le couloir et, pour la première fois de ma vie, je l’ai entendue sacrer, un énorme “tabarnac”. Elle doit être malheureuse.»
Je suis mal pour mon Élyse.