Extrait : « Angela, ma Petite-Italie »
Moi, mauvais garçon ?
Le prof Hudon, client du resto de papa, y va de cette confidence : « Cette famille Fasano qui vient d’arriver rue Drolet… ben, ce sont pas de vrais émigrés d’Italie. Ces gens ont vécu en France, oui m’sieur, en France. Y paraîtrait qu’ils ont quitté leur patrie à cause du dictateur Mussolini, partis donc avant la guerre. Vous verrez, m’sieur Jasmin, s’ils viennent à votre magasin, ils ont un petit accent à la française. »
C’est donc ça qui explique les intonations chantantes de la jolie voisine que j’ai tellement hâte de revoir. J’ai mangé en vitesse ce midi ; j’ai donc pas mal de temps devant moi avant de remonter la rue Boyer jusqu’à la rue Crémazie, jusqu’au collège. Je pédale dans la ruelle, la sillonne de long en large, guettant sans cesse l’étage
« sacré » où loge ma beauté rare. Angela. J’ai remarqué qu’il y a d’autres enfants dans la famille, deux petits garçons aux cheveux très noirs, comme leur grande sœur et leur père. Des jumeaux.
Soudain, je la vois qui approche au coin de la rue Jean-Talon. Retour encore du marché ? Angela traîne une voiturette remplie de paquets et de légumes. À ses côtés, sa mère, une brune au visage très pâle, marche en boitant
légèrement. Je pédale rapidement vers eux et, affable, poli, tout souriant – je veux bien paraître –, je pose ma bécane contre une clôture : « Est-ce que je peux vous aider, ça a l’air pas mal pesant tout ça ! » Aussitôt, visage méfiant de la mère. Mais Angela me sourit. Je m’empare du chariot, marche d’un pas ferme, voulant montrer ma force. Mère et fille me suivent. Grand silence.
Chercher quoi dire. « C’est bien d’avoir un marché public comme ça, pas loin, non ? » Silence. Au pied de leur escalier, j’ose : « On m’a dit que vous habitiez en France avant, c’est vrai ça ? » Angela marmonne, chantonne plutôt : « Il y avait plus trop de travail pour mon père là-bas. » Je regarde sa maman. Son visage fermé. Silence encore. Puis Angela, les cheveux flottants, se penche et entasse des paquets dans ses bras.
Elle grimpe son escalier, vive, aérienne. Si belle ! La mère d’une voix forte : « Dépêchons, on n’a pas une minute à perdre, les jumeaux seront en retard à l’école. » Son accent est proche de celui des autres mamans italiennes, mais en plus pointu. La France… Les bras remplis, elle aussi monte rapidement à l’étage. Je soulève le chariot maintenant vide. « Non, non, laissez ça là, jeune homme, merci. Mon mari va en avoir besoin pour aller à la ferronnerie. » Elle pousse un cri, si fort qu’il m’étonne :
« Enzio ? Tu peux descendre ! »
La porte arrière s’est ouverte. Enzio, un géant musclé à la peau bronzée, sort du logis. Il est vêtu d’une salopette en denim bleu, très tachée, il dévale l’escalier à toute vitesse. En bas, il m’aperçoit sur ma bicyclette : « Alors toi, mauvais garçon, que je te voie pas rôder autour de ma fille. Sinon, je te tordrai le cou ! » Le même accent que sa femme. Cet Enzio qui m’effraie rit très fort, et puis, traînant la voiturette en bougonnant, il file vers la rue Bélanger.
Angela ma beauté n’a rien, mais absolument rien de ce père d’aspect si sévère.Son bras autour de mon cou
Est-ce que je rêvais debout, comme on dit ? Elle était là, dans une robe d’un vert si tendre, elle allait et venait entre les comptoirs, offrait des fleurs. Autour d’elle des étagères de plantes grimpaient jusqu’au plafond où étaient suspendus des paniers : une infinie variété de fleurs. C’était un drôle de magasin, un peu bizarre. On y entendait une musique toute claire, si légère, des mélodies inconnues et qui me semblaient pourtant familières. Je n’étais pas vraiment « dépaysé », au contraire j’étais bien, très bien, à l’aise, à l’écoute de tout, surtout des propos louangeurs des clients en joie, et je goûtais cette atmosphère incroyable. Un véritable miracle ! Non, je ne rêvais pas, je souhaitais tant ne pas être en train de rêver, oh de grâce, ne pas rêver.
Quelqu’un m’avait conduit ici, je ne voulais même pas savoir à qui je devais cette faveur. Je suivais Angela qui discutait de fleurs, donnait leurs noms, ce qu’elles symbolisent ; elle circulait de client en client et elle me souriait. Je me jugeais un peu idiot, candide… à cause de ce magasin idéal, tant de fleurs, tant de parfums, tant de couleurs… Pourquoi étais-je là, avec elle, pourquoi ce dimanche matin… en ce jour de congé ?
Je m’étais tant confié ces derniers temps pendant les récréations, j’avais tant jacassé sur ma belle Italienne arrivée depuis peu… Peut-être l’un de mes camarades du collège m’avait-il conduit ici pour me faire plaisir.
Je parlais haut et fort, je m’énervais un peu : non, s’il vous plaît, messieurs-dames, non, surtout pas de coups de coude ni de coups de pied, allons… du calme, soyez patients, mes amis, pas de bousculades ; je tentais d’ordonner le flux des acheteurs, mais il en arrivait sans cesse, une vraie folie. Non, je ne rêvais pas, il ne fallait pas que je sorte de ce magasin merveilleux, non, c’était vrai, c’était réel, je me raccrochais au moindre détail, aux jardinières suspendues, aux paniers, aux boîtes en carton que je déplaçais en vain, aux vases, aux bacs remplis de lys, de marguerites, de roses ou de lilas… Les clients se bousculaient dans cette longue boutique, si bellement éclairée. Et la jeune fleuriste radieuse, cette superbe Angela aux yeux d’azur, en marchande débordée mais souriante, me semblait un fait normal… Soudain, j’aperçus sa mère, vêtue de noir, tout au fond du magasin ; elle était courbée et comme endormie, juchée sur une toute petite tribune surélevée. Elle fixait devant elle une caisse enregistreuse argentée, énorme, et elle semblait satisfaite, bien contente du commerce, je voyais une sorte de mince sourire sur ses lèvres, un fait inusité. Non, non, non, donc je ne rêvais pas, ah… Je ne me questionnais plus… je suivais pas à pas ma belle Italienne, je lui ouvrais des sacs et, à chaque geste, elle me souriait, et je fondais. Soudain, il y eut moins de clients et je me demandai… qui m’avait donné cette adresse, et quand au juste ? De quelle manière, comment… et pourquoi ?
Bof, aucune importance, pas vrai ? Angela m’a offert un banc et ensuite elle s’est assise sur mes genoux. Elle grignotait avidement, les yeux fermés, des petits biscuits roses qu’elle prenait dans un sac brun. Soudain, la musique s’arrêta. J’étais muet, de marbre, si heureux, je ne bougeais plus d’un poil…
C’était le bonheur, un matin magique, son sourire, son bras autour de mon cou, je respirais son souffle, mon nez dans ses cheveux si soyeux. Maintenant elle tentait, assise, de nouer un paquet de pivoines blanches et lourdes… quoi, que se passait-il donc ? J’en avais la respiration comme coupée… le souffle court. Je sentais que j’allais éclater en larmes si je devais me réveiller dans mon lit, bêtement dans ma chambre, aux côtés de mon petit frère Raynald, j’avais si peur…
Pourtant, là, elle s’était éloignée et me revenait de l’arrière-boutique… avec un grand verre : du nectar mousseux, ma boisson favorite, comment avait-elle pu savoir ? Alors, j’ai dit merci, trois fois, sa mère m’a fait un petit salut aimable, avec un léger sourire du fond de son voile noir, enfin, elle m’a paru moins sévère. J’ai bu de mon nectar, j’étais fou comme un balai, la lumière commençait à baisser dans tout le magasin, c’était vraiment bizarre… et le ciel aussi semblait s’assombrir, je devinais, une intuition, qu’il y aurait une fin à mon bonheur.
Angela me parlait et je n’entendais rien. Oh, c’était anormal, très anormal, je m’énervais, je craignais tout, une fin subite de tout…
Il n’y avait plus aucun client maintenant, mais pourquoi donc ? Il faisait bien moins clair subitement, dehors aussi, oh oui. Angela passait une sorte de balai dans
l’entrée, puis elle releva, en actionnant fermement une manivelle, un auvent de toile rayée jaune et rouge… Elle me jetait, coquine, de petits clins d’œil de connivence, et j’étais bêtement heureux… Je me sentais privilégié d’être dans ce songe, oui, oui, ce songe, car, curieusement, je découvrais que ce n’était certainement pas réel, que je vivais ce moment dans une sorte de songe fou. Cela me plaisait maintenant.
Puis il y a des cris, des rires. Raynald, mon petit frère, est debout au-dessus de moi, hilare, il sautille sur notre lit. Il me donne des petits coups de pied sur tout le corps, puis, la langue sortie, un bon coup de pied dans le ventre.
« Réveille-toi, Clo, c’est dimanche et tu m’as promis qu’on irait voir les animaux en cage au parc La Fontaine, et puis, rue Rachel, les p’tits nains dans leur château pour rire, tu me l’as promis, Clo ! »
Ça ne se pouvait pas, car tous les dimanches matin, il y avait la messe obligatoire au collège, puis le maudit cours de religion et l’heure d’études dans la grande salle. Alors j’ai dit à Raynald : « On ira voir les bêtes au zoo en fin d’après-midi. Là, tantôt – où j’ai mis mes souliers donc ? – il y a un examen sur l’histoire de l’Église au collège. Tu connais pas ça, toi, les examens difficiles, chanceux, t’es juste en sixième année à la petite école. » Il m’a fait une bien laide grimace.
En mangeant mes pains de Shredded Wheat avec beaucoup de sucre et pas trop de lait, j’ai cru la voir par la fenêtre de la cuisine… Elle ! La nouvelle venue… elle, Angela ! Sa belle chevelure noire de l’autre côté de la ruelle, tout en haut des marches, dans sa balançoire à deux câbles. Le cœur m’a fait toc-toc-toc !