L’ ÉCUME ou «la mise à nu»
9 janvier 2006 |
Étrange réalité : quand j’ai offert toutes mes archives à la biblio nationale, on me dit : « avez-vous dans votre stock de paperasses, des romans avortés » ?, je dis : « oui, beaucoup », et eux : « ah, merveilleux, bravo, formidable! », ma surprise, il semblait que ces « ouvrages interrompus » avaient une grande valeur archivistique, aussi, je me dit : pourquoi pas, ici même, offrir à mes lecteurs deux « avortements » récents : « l’exilé… » et « l’écume… », deux neuves tentatives de « partir » un roman et qui viennent d’échouer puisque je me cherche une troisième idée de roman, une autre voie d’inspiration… avec l’intuition —ne me demandez pas pourquoi— que ce sera, cette fois troisième, un scénario pour la télé ou le cinéma. (poing comme net)
L’ ÉCUME ou «la mise à nu»
récit
par Jasmin Lefebvre
1-
Commencer par la fin.
C’est fini. Fini. Bien fini. Le docteur Singer a décrété : « Vous êtes venu trop tard, c’est fichu ». Ma faute. La peur des médecins toute ma vie. Négligence fatale ? Crise du foie. Cancer. Irrémédiable. C’est terminé. Je l’avais imploré d’être franc. Singer l’a été : « Vous n’en avez plus pour longtemps ». Ici donc, débuter par la fin. Ma fin. Au joyeux village du docteur Singer, plein de monde. Le temps des fêtes. Des skieurs partout. Le centre commercial déborde. Saint-Sauveur me devient « saint-malheur ».
Je vais donc mourir.
Est-ce que je suis différent ?
Les gens tout autour, que je croise, qui me regardent, voient-ils un autre moi-même ?
Je suis un autre. Crise de foie. Crise de foi ? Pancréas bousillé. Singer : « C’est une question de mois, de jours peut-être, vous ne fêterez pas un autre Noël ». J’ai aimé le vieux Singer. Bien savoir le courage qu’il faut pour cette franchise. Il est venu me reconduire. Malgré le froid, il est sorti avec moi. Il a toussé. Sa gêne ? Il a mis une main sur mon épaule. Avoir eu l’envie bizarre de l’embrasser. Sans trop bien savoir pourquoi. Déborder d’une affection curieuse. Je suis un autre désormais.
Tout change. Tout va changer.
En rentrant chez moi une colère étonnante. À ma grande surprise. Être subitement au bord de la haine. Ma crainte que Rachel perçoive cette colère soudaine. En vouloir à l’autre. Jalousie infernale. Elle, elle ne va pas mourir. Elle va rester en vie quand je m’en irai. Insupportable idée. Tout est changé en cette fin de décembre.
Avoir eu envie de crier de rage tantôt au téléphone en entendant l’ami : « Bonne nouvelle année »!Je cesse de rédiger mon journal. À quoi bon ? Il faudrait ainsi être condamné à mort, souvent, pour changer. Pour regarder autour avec des yeux différents. Nouveaux.
Plus rien n’a le même visage. Pus rien n’a d’importance. Le grand danger de se croire éternel. La folle certitude : croire qu’on va mourir vieux, très vieux. J’en étais tellement certain. C’est terminé donc. Bien. Jour de l’An demain. Je marche dans ma demeure et pourtant je n’y crois pas. Je fais le tour des pièces de la maison. Mon bureau à l’étage… comme une grimace. L’ordinateur tout neuf … une farce. Ma surprise de ne pas m’évanouir. J’ai peur. Le pire : il n’y a rien à faire. Absolument rien. Un somnambule.
Le choc qui n’en finit plus. Pourquoi ne pas aller me coucher, m’étendre sur mon lit et attendre. Ne plus bouger. Ne plus rien faire. À quoi bon en effet. Est-ce bien moi qui ouvre une bouteille de bière ? Est-ce que tout va me sembler idiot… Futile. Je suis vraiment seul.
Même s’il venait une foule ici pour fêter la fin d’une année. Je suis absolument seul. Pour la première fois de ma vie. J’ignorais cela : un sentiment de solitude effarant. Effrayant. Lui révéler le verdict de Singer ? Oui.
C’est fait. Rachel ne dit rien. Elle va s’asseoir au fond du salon. Ses larmes. Longs sanglots. Visage en grimace. Larmes qui ne me touchent pas. Quoi ? Plus rien ne va me toucher ?C’est terminé cela aussi, les émotions ordinaires. Elle va vivre. Je ne serai plus là et elle va continuer à vivre. Sans moi. Incapable de l’accepter. Ma colère de nouveau. Envie de la frapper. De la tuer. Une jalousie idiote. La folie ? J’ai très peur. De moi. Songer à fuir. Voyager. Partir. Aller crever dans un trou au loin. Mais où ? Alors, oui, besoin de m’en aller, avant de m’en aller pour de bon. J’ai trop aimé cette terre, cette vie. Beaucoup trop.
De là cette peine immense. J’étouffe. Je manque d’air. Je suffoque. C’est intolérable. Pleurer ne serait pas suffisant. Donc ne pas pleurer. Avoir envie de silence. Envie de me tuer. Tricher. Décider que c’est moi qui décide ! Personne d’autre. Me tuer maintenant. Contrôler au moins cela, l’heure, le moment de partir d’ici. D’en finir avec le peu de vie qui me reste. Être envahi maintenant d’une sorte de honte. Honte d’avoir semblé si vivant, si énergique, si rempli de sérénité, d’avoir jouer l »homme en santé irréfragable. La honte de mes fréquents propos d’optimiste indécrottable. Je suis à terre. Il ne me reste rien. Singer m’a mis à nu. 2-
Il le fallait. Partir. Pour savoir. Savoir ce qu’il était devenu. Vouloir absolument le retrouver. Il avait quinze ans. Il avait sans doute de grands projets. Un rêveur comme je l’étais. Je l’ai abandonné. Je le retrouverai. Je ferai des excuses. Je m’agenouillerai devant lui. Je lui expliquerai les raisons de cet abandon. Il comprendra. Il avait été baptisé du même prénom. Il était mon jeune modèle. Je l’admirais tant. Si franc, si pur, si beau, si optimiste. Mon jeune complice. Je l’ai perdu. Par ma faute. Regrettable lâcheté. Maintenant, je suis parti à sa recherche.
Rachel a voulu m’accompagner. Elle m’aime tant. Elle pleure en cachette. Je l’ai surprise souvent. J’ai accepté qu’elle m’accompagne. Pourtant… Son amour ne veut plus rien dire. Elle vivra. Je serai parti. Intolérable. De plus en plus. Malsain, ma jalousie. Elle avait beaucoup insisté. Elle croyait pouvoir arriver à me consoler. Lui laisser cette illusion. Toutes ses illusions. Elle ne savait rien de lui. Si peu. Des bribes.
Ma compagne en ange gardien malgré moi. Elle ne peut pas comprendre que « le verdict » m’a changé, complètement changé. Elle saura ce que c’est quand, un bon jour, un mauvais jour, elle aura, à son tour, son verdict. « À mort » !Je suis allé d’abord sur la petite montagne au milieu de la ville. Il aimait tant y aller pour glisser sur ses skis, les soirs d’hiver. Sur un haut socle à personnages historiques divers, un ange aux grandes ailes de bronze m’a vu. Cet ange altier :ma compagne, impuissante malgré elle. Il n’y était pas, je m’en doutais bien. Il devait être dans sa famille du temps. Il devait fêter avec les siens. Je l’ai aimé comme un fou. J’aimais sa manière de rêver. J’aurais voulu ne jamais le quitter. L’abandonner ainsi était une trahison ignoble. Il doit me haïr.
Il doit avoir gardé une rancune terrible.
Ma peur, au fond, de le revoir. Un torrent d’injures me guettait. Pire, sa fuite en me voyant l’approcher. Son cri probable : « Je ne veux plus jamais te revoir, va-t-en » !Angoisse.
Tout avait changé d’allure, le parc désert dans sa mince neige de décembre. Pas un chat. Flots continues de voitures dans la large Avenue du Parc. Je ne reconnaissais plus rien. Trop tard. L’incapacité de reprendre ce que l’on a trahi. Mais je me répétais sans me convaincre : à quoi bon ce retour ? Marche-arrière dans ma fin de vie ! Vaine démarche. Peine perdue. Mes regrets en une touffe odieuse, malodorante; des nœuds inextricables. J’étouffais. Elle tentait de me consoler. Me ramener à la raison. Je refusais de mourir tranquillement à la maison. Un dernier voyage.
Le revoir et le questionner. À partir de quoi, à cause de quoi… pourquoi aussi m’être éloigner de lui si vite ? M’en être allé ? Sans me retourner. L’abandonner au moment où je sentais très bien qu’il était le bon compagnon à imiter, le frère à suivre, le jumeau parfait, le modèle impeccable pour réussir ma vie. Un jeune, fragile, guidant l’aîné; grimpé sur son dos. J’ai fouillé des restes. Ridicules fouilles. Tout était une mascarade. Je ne reconnaissais plus rien. J’avais top changé. Je me maudissais. 3
La maison avait été vendue. Les parents, —au fond, toujours « adoptifs » les parents— morts tous les deux en 1987. Des exilés du Viet-Nâm habitaient clans la vieille demeure de cette rue devenue un boulevard anonyme. On nous a mal reçus, très mal : deux chiens dans de la vaisselle précieuse. Je me montrais pourtant tout doux, tout gentil, tout repentant, les gens installés dans mes mémoires, nichés derrière mes souvenirs, restaient de glace. Personne n’a le temps de revenir en arrière. Une épreuve. Rachel me répétait : « On s’en va, viens-t-en, la vie a passé, c’est inutile de fouiller… »J’enrageais. J’ai questionné partout les survivants de ce temps lointain. Il en restait peu. Le fils d’une voisine paralysée s’est souvenu : il était allé vivre, à dix-huit ans, dans les collines laurentiennes. Il avait essayé, bien seul, de survivre là-haut. Il se disait très capable de s’épanouir tout seul, sans l’aide de personne. Le pauvre garçon. Je n’ai rien fait pour le seconder. J’ai su bien trop tard qu’il s’était mal débrouillé, très mal. Très mal. Qu’il crevait la faim. Pouvoir réparer.
À la fin d’une existence, toujours, je suppose, ce besoin de réparer. Vraiment tard pour repriser une vie. Un tissage défait gît. Un laid tricot déchiqueté gît sous nos semelles de vent. Rien à faire donc ?
Donner un grand coup de pied et se retourner.
Incapable.
Absolument désirer recoudre le tissage du temps perdu à jamais. Là-haut, encore des ruines. Un solage de béton. Pauvre témoin rachitique. Un atelier démoli. Regarder fumer une haute cheminée dans un logis luxueux voisin. Cogner chez ces gens. Surprise totale, confusion, amnésie commode face à l’intrus, moi. Que me cachait-on ?
Plus personne pour se rappeler le jeune vagabond barbu qui cherchait à donner un sens à sa vie. On le plaignait. Il était trop jeune. Il était trop candide.
Mon envie de chialer dans les décombres. À quoi bon ? Pouvoir le prendre dans mes bras et pleurer un bon coup. Mes regrets en un chapelet fou, un rosaire de stériles prières, moulin de mots vains. Me faire pardonner, exiger qu’il recommence. Avec moi pas loin cette fois. Qu’il me guide : l’enfant comme un père. Le père comme un fils du fils. L’écume des mauvais jours, des jours enfuis, sur un rivage désolé. Grève perdue. Ma vie perdue, bois flotté muet. J’entends ricaner le docteur Singer dans sa clinique de saint-malheur. Quand son heure viendra à lui aussi —comme à tout le monde— il n’aura plus aucune envie de rire. En avant, pèlerin au cœur tendre. Je n’ai pourtant aucune pitié pour moi. C’est dépassé cela. Pas d’attendrissement pour le repenti. C’est bon pour les vivants ces sentiments-là. Je ne veux que découvrir où exactement j’ai flanché. Où ? Quand, exactement, j’ai triché, j’ai renié. J’aimais tant cet enfant…pourquoi l’avoir jeté ? La maison de mon père devenue une sorte de taudis. Je dévisage, incrédule, un temps fou, une époque de bonheur naïf. Un quartier métamorphosé, méconnaissable. Vieille affaire la nostalgie.
Cicatrices partout. Plaie mal fermée à jamais. J’étais devenu un vieux con. Fini de montrer le bouffon. Achevé de paraître le joyeux vieux saltimbanque. Arrachés les masques. Ma panoplie de grimaces, les rictus du troubadour léger. Si léger. Je vais mourir. Banalité si c’est un autre. Douleur vraie, il y a pas si longtemps, pour l’ami perdu. Ubaldo-la-musique par exemple. Douleur tolérable à cette époque, il n’y a pas cinq ans. Vive la morphine : « Il n’a pas trop souffert ». S’en laver les mains. Moi ?
C’est pour dans vingt ans moi, pas avant. La si belle forme n’est-ce pas ? Maintenant, vaste échancrure, pire que la douleur : ton tour est arrivé. Surprise diabolique, docteur.
4
J’aurais voulu des échéances bien étalonnées, un calendrier organisé, des jalons, quelques années au moins, beaucoup de temps pour m’y préparer. Rachel me répète, les yeux mouillés, qu’il y a des soins, une médecine extrême : ces désespérantes tentatives pour faire reculer l’échéance fatale : radio et chimio-thérapie. J’ai refusé. Mourir les yeux ouverts ?
Allons, impossible, petit bonhomme, vieillard imprévoyant.
Crise de foi. Crise du foie.
Juste trouver un peu de temps pour le rejoindre sur son île invisible, lui, ce garnement que j’aimais. Vous l’auriez aimé. Il était si franc, il était tellement confiant, il préparait bien sa destinée. En toute confiance. Il croyait en lui. Et en moi, c’est probable. Oh oui, la confiance qu’il me faisait. Il le disait. Il y a que je ne l’ai pas aidé. Pas secouru. Que je l’ai abandonné en cours de route. Sa route hérissée d’obstacles comme sur le chemin de n’importe qui. Je ne m’en console pas maintenant que je suis au bord du gouffre. Maintenant qu’il n’y a plus une heure, plus une seule minute à perdre. Je m’essouffle plus vite que jamais et pourtant j’entraîne ma compagne dans cette course finale. Le retrouver et, à mes dépens, l’envisager une bonne fois pour toutes, le questionner : « pourquoi, dis-le moi carrément, est-ce que je t’ai fais cela » ? Avoir tout mêler, avoir tout renié, avoir tant changé, en mal, pourquoi n’avoir pas su conserver ce qu’il y avait de mieux entre toi et moi, entre nous deux ?La peur qu’il me réponde : « Il faut te calmer. Meurs en paix. Tu as fait comme tout le monde. Tu n’as pas vraiment cru en nous deux. Tu n’as rien fait de pire que ce que tout le monde fait. Tu as marché sans te retourner jamais, il le fallait bien, tu as foncé comme tout un chacun vers les illusions, les imaginaires contrées humaines. Tu n’as rien fait de mal, tu n’as rien à te reprocher, Meurs tranquille ». Non, non, je sais bien, moi, ce que j’ai osé faire. Et ne pas faire. Je ne le sais que trop. Et cela me fait mal. Tout est silence désormais autour de moi. Tout est noir. Je suis un autre.
Bientôt je ne serai plus.
Imaginer cela. C’est atroce. J’aurais pu devenir quelqu’un d’utile, quelqu’un de brillant, quelqu’un d’un peu remarquable. Je ne suis qu’un pauvre vieux clown, mon enfant. Cela m’a tué, ma foi. 5
Crise de foi !
Je m’imaginais sans cesse que j’avais encore du temps, beaucoup de temps devant moi. On s’imagine toujours cela. J’allais me reprendre, un jour, j’allais me secouer un jour, j’allais réparer mes fautes, mes manques, mes failles. J’allais muer un de ces jours. Paresse. On ne mue pas du tout. De bien vagues tourments. Une fois l’an, tiens, toujours en fin d’année. Un peu d’inquiétude métaphysique, un tout petit peu. Pour quinze jours. Paresses des jouisseurs niais. Oui, oui, mes gaspillages m’inquiétaient. Un Gaugin de pacotille : où allons-nous, blablabla…. Puis, le temps filait, passait. Je ne changeais pas, j’étais si bien endormi. Griserie. Accommodements. Restons légers. Vivre en société exige ce bal masqué. Cet enfant abandonné, je l’avais oublié. Complètement.
Je ne me savais pas si vieux, j’étais « le chanceux, le « jamais malade » et pas question de consulter un toubib : « Allons, les amis, regardez-moi aller, je mourrai à cent ans ou après même ». On me félicitait pour cela.
J’avais vendu ma florissante entreprise de publicité, à un neveu doué mais on ne cessait pas de recourir à mes services : un contrat n’attendait pas l’autre; j’y retournais volontiers. Pour une campagne sur une bière artisanale, pour une campagne sur un nouveau détergent. Conneries. On ne me rappellera plus, moi, l’illustre fondateur de Publibec, car, la dernière fois —ce maudit docteur Singer n’avait changé— ce fut une catastrophe. J’ai dit ce que je pensais sur ce modus vivendi frivole. J’ai proposé des idioties pour les emmerder tous ces jeunes veaux cupides. Ces forts esprits créateurs de mon cul. Il y a eu de longs silences d’embarras. Je devinais les pensées durant ces ultimes storm brains : « Le vieux est devenu gaga, il a viré fou, il est sénile… »5
Il y a peu, à ma vieille sœur au téléphone : « Tu es sonnée, déséquilibrée, pauvre folle, va te faire foutre, tu cherches à contrôler les gens, tu n’es qu’une manipulatrice égotiste, tu fais tout pour névroser tes deux enfants en les rendant dépendants affectifs ». À ma sœur cadette, encore réfugiée dans une clinique : « Tu n’est qu’une maudite idiote, hypocondriaque déboussolée, va te faire foutre… »Fin des complaisances, fin des arrangements polis. Aux portes de l’enfer, un seul but, anéantir les soucis communs de vos entourages, les quêtes de bons conseils. Je n’ai plus rien à perdre. Aucune clientèle à satisfaire. Personne à me ménager. Quel soulagement. J’aurais dû toujours être franc et net. Je me suis fait enterrer par des chaînes de montagnes de mensonges pieux. Fini cela. J’ai questionné. Où était-il allé après son essai par ici, dans ces collines de sapinages à perte de vue ? Au « Petit chaudron », au petit déjeuner, un bon matin, une vieille fille : « Oui, mon papa, de son vivant, me parlait souvent de lui, le jeune barbu. Un jour, il a reçu une invitation pour joindre une troupe de marionnettistes dans la métropole. Alors il a fermé sa baraque, cet atelier d’art agonisant. Il est allé remettre les clés à monsieur Driftman, le proprio. C’est mon père, il me l’a dit, qui a cloué les contre-vent ». Rachel n’est pas venue cette fois. J’ai retrouvé, dans une décharge de l’est de la ville, leur camion-théâtre de romanichels itinérants. Cabossé. Rouillé.
Le lettrage, « la roulotte », très effacé, c’était écrit : « la ro…lo…tt ». Des pigeons s’y cachaient. Aux archives de la ville, j’ai tout appris. La fin de cette roulotte. Le projet d’un atelier municipal pour les décorations aux temps des fêtes. Son job d’inventeur, d’étalagiste aux mobiliers municipaux. Et puis, son départ pour Paris, France. Un fabuleux contrat pour les voitures Renault. La publicité… lui aussi !6
Rachel pressait ma main dans l’avion. Elle pleure moins souvent. Elle dit qu’elle me suivra dans la mort. J’ai peur. Je crains le pire. Cette femme est folle de moi. Je ne la mérite pas. Petit hôtel rue des Saints-Pères. C’est ici qu’il a rêvé ? Qu’il rêve encore ? Maintenant, je crains de le revoir. Je l’imagine. Il a vingt ans, un peu plus ? Il s’imagine aux portes du bonheur. Il sera roi. Il sera un génie. À moi, fantôme de Modigliani dans Montparnasse, à moi, au secours ! Il se fera le souverain jeune pontife en pontes inouïes. « On parlait de lui, beaucoup, en éloges fréquents, dithyrambiques », me dit un ancien compagnon de bonheur. J’étais tout à fait comme lui. Un « fouquet-jusqu’où-ne grimperais-je-pas ». Je sombre. Je bois de nouveau. Trop. Je peux tout. Avant de m’en aller, mon bel amour. A-t-il mal joué de ses cartes ? Le voilà qui gueule dans Saint-Germain. Il a été renvoyé « brusquement », dit un copain perdu qui l’a perdu de vue. Le vieux concierge qui se souvient bien mal. Il est tout nu, un jour, dans la rue. Il habite, perdu, désorienté, un coin où Louis-Ferdinand Céline vivotait avec ses chats puants. Banlieue si trie. On a visité. Il faut manger. Mille petits jobs. Pauvre Villon qui crève. Un Rimbaud errant. Vendre de tout. Des anneaux à clés, lui aussi. N’importe quoi. Vivoter et en baver. Mon pauvre garçon perdu aux émois.
« Il va fuir à Nice », se souvient un vieux loup édenté qui arnaque les touristes dans le Marais. Il l’a connu dans ce temps de misère. Mouler des bustes du petit Corse. « On l’a connu », oui, ils l’ont tous bien connu. Beaucoup. Vantardises. Exciter ce vieux bonhomme qui le cherche tant. Ils se souviennent de lui. Ils parlent. Ils me ménagent. Ils ne me disent pas tout. Rachel gênée.
Devenir gardien tout un été dans une marina de Menton.
Se sauver de ses dettes en filant à Saint-Raphaël.
J’y vais. J’y cours. Torcher une vieille rombière à Saint-Rémy de Provence. Elle meurt. À Vaison-la-Romaine. Elle lui laisse une petite rente. Mon pauvre enfant perdu !Ainsi, il se perdait.
Ma faute. N’avoir pas su l’encourager. Le soutenir au moins un peu. Il était si jeune. Ne pas être venu à son secours. J’avais ma vie. J’avais ma firme à faire grandir. J’avais mes soucis. Puis, plus rien.
On a perdu sa piste.
On ment ? L’un dit qu’il voulait s’exiler à Rome. Qu’il baragouinait l’italien. Qu’il y avait une fille dans sa vie, une Angela. Une fille délurée. Qui venait des Pouilles. Qui vivait à Trouville. Qui vivait toujours là peut-être. Angela Diblasio. Encore, à toute vitesse, filer en Normandie. Rachel qui m’encourage à questionner tout le monde sans cesse. Ce petit hôtel de Deauville. L’Angela y travaillait. Elle, sa sauvegarde, qui vient de mourir. Son frère, Antonio, un grand bavard, qui nous récite une leçon. Par cœur. Qui invente, c’est probable, une légende. Roméo et Juliette. Ce balcon à Trouville. Vu. Un tout petit balcon, celui d’une toute petite maison de chambres à louer. « Le grand amour », qu’il dit. Une fatalité. Police. La Juliette condamnée : fraude grave au casino. Croupière que l’on pince. Lui qui se sauve juste à temps. « Où, où » ? Antonio sort un vieux papier chifonné. Quoi ? Une galerie d’art, la « Artventure ». Boutique toute proche de Picadilly Circus ?On y va.
Rachel chantonne sur ce traversier de Pas de Calais, embarquement pour les falaises de l’Angleterre. Douvres, tout le monde descend. Un soleil aveuglant sur la Manche. Maintenant la pluie, toute fine. Le train. La gare Victoria. L’ « Hôtel Georges ». Au matin, le bus rouge à deux planchers. Ensuite, un gras taxi bien noir. La rouge cabine du téléphone. À cette galerie, une voix de fausset. Il a quitté. Il s’en est allé pour aider à l’installation d’une succursale dans Manhattan, New-York. Revenir en Amérique donc.
Oh mon passé ressassé !
Aller à la source de nos malheurs.
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