Ndr : ce texte encore inédit sera publié dans un « collectif » d’écrivains connus sous le titre générique : titré « BANCS PUBLICS » (chez Lanctöt éditeur).
NOTRE BANC MARGINAL !
Tu vivais encore chez tes parents, merde !, et tu cherchais un sofa libre pour minoucher ta blonde, ou ta brune. Rien. La trâlée familiale était envahissante. Ta mère se méfiait de cette fille nouvelle « qu’on sait pas de quelle sorte de famille qu’elle sort » .
Il te restait les bancs publics. Oui, chante, chante, cher Georges Brassens : « Bancs publics, bancs publics ». Il y avait donc, beau temps, mauvais temps, « dehors », dehors, au bord ou au fond d’un parc, sous un arbre protecteur…capable, lui, de secrets amoureux, de confidentialité.
À cet âge, on a les fesses dures, on s’en fiche des coussins moelleux, de amortisseurs à springs. Il s’agissait d’un tendre match « de lutte » avec prises de bec, prises de bras. Et tout le reste de ces caresses juvéniles annonciatrices de l’ultime « corps à corps », apothéose, épiphanie physique pour… « exulter », en effet Jacques Brel.
Raconter ici « mon » dernier banc public ? Mais, d’abord, dire qu’ à 15 ans, au Parc Jarry dans Villeray, j’avais toujours mon canif à quatre lames pour graver de quatre initiales l’écorce d’un arbre au dessus du banc public élu. Un jour, à 50 ans, amoureux encore mais pas de canif, mautadit ! Cette vielle envie de marquer l’amour et revenir à ce cher rituel connu de tous les amoureux du monde entier : graver nos noms, avec sans p’tit cœur, au dossier d’un banc public.
1980 donc. Avoir voulu « revoir la mer » dit une belle chanson. À seulement cinq heure de route de la frontière des États-Unis, aboutir dans le Maine, revoir l’océan et respirer à pleins poumons ses odeurs —odorat sans cesse comblé— de varech, d’iode, son vent salin, admirer, éblouis, « toujours recommencée » la houle frisée, déchiffrer les dragons blancs dans l’écume des vagues. Marcher, à marée basse, sur tout ce sable d’un beige luisant, choisir les coquillages à collectionner et… avec moi, elle ! « Elle et lui », mais oui, vieux Paul Reverdy, chantre culcul-la-praline.
Voici Ogunquit, village typique de la Nouvelle-Angleterre, nos promenades reprises si souvent, jadis, quand nous apercevions Robert le Boubou et sa famille au « Aspinquid », propriété d’un Grec de Montréal —« ici parlons français »— dit son affiche. Y avoir rencontré aussi le petit grand René Lévesque jouant au poker avec son ami Yves Michaud, antisémite malgré lui, et les gardiens musclés, au « Dolphin Motel ». Y avoir jacassé avec le bonhomme Réjean Tremblay et sa farouche Larouche du temps. Bavardé des heures avec tit-Guy « tout-le-monde-en-parle » Lepage-belles-oreilles et sa blonde du moment. Au vaste « Norseman », paquebot blanc échoué sur la plage, parlé « musique » avec l’Ubaldo Fasano, compositeur du célèbre « Jaune » de J. P. Ferland.
Ogunquit, village tant chéri ! Son snack déli à savoureux sandwiches, ses galeries à chromos « marines », sa place-à-free-jazz, ses deux petits cinémas, ô surprise !, ma sœur Nicole dévorant une glace aux pistaches, les bonnes pâtes chez « Lucia », le roast-beef saignant du Neptune, le homard frais pêché de Barnacle’s ou de Charlie’s.
Ogunquit où, dans sa grande rue, coursaient jadis des matamores en voitures stylisées. Où Picasso Snob, raconte-t-on, s’ennuya de la Côte d’Azur. Où le fabuleux Henri Matisse, heureux d’y être, lui, avec son frère, Pierre, le galériste de New York. Henri esquissait de ses célèbres aquarelles. Où, il y a très longtemps, le beau brummel, l’icône Rudolf Valentino, se camouflait vainement, ou l’actrice Mary Pickford et ses sosies sexés craignaient le bronzage pas encore à la mode.
Ogunquit la bien-aimée et… voici l’été de 1980 donc.
Un couple, « elle et moi », marchons dans ce long sentier tortillant de terre battue baptisé marginal way. Il débute, au nord, pas loin de la longue plage publique, se faufile tout au long de la mer et s’achève à l’anse à Perkin qui est un mini bourg plein de jolies boutiques sur pilotis, toitures et murs de bardeaux fanés, marché chic pour estivants, avec ses quais, son pont suspendu si mignon, si photogénique, ses barques colorées pour pêcheurs, pour aussi une excursion guidée entre les flotteurs multicolores, balises indiquant les talles de cages.
Nous aimons tant marcher ce marginal way, aux toujours surprenants détours : criques sablonneuses ici et là au fond de deux falaises, oursins goûteux à découvrir, joli phare, à présent futile, hauts rochers où se débattent furieusement les flots enragés. Du coté des terres, admiration de maints jardins aux bosquets variés, aux arbustes coquets, aux pins noueux, aux fleurs sauvages, aux fleurs plantées, choisies avec goût.
1980. C’était un lent crépuscule de plein été, échanges de saluts sans cesse, piétons en tous genres, célibataires grassouillets, aussi maigres et sveltes esseulés des deux sexes apparemment friands de fleuretage, jolies jeunes mamans à poussettes remplis de bambins, grands-mères dévouées en gardiennes soucieuses de ces bambins grimpeurs, « reviens ! tu vas te tuer ! », vieillard à cannes, poètes et philosophes plein de regards brumeux; ce chemin en marge de l’Atlantique fait voir le classique cortège des gens heureux, vacanciers dégagés —pour une semaine ou un mois— des charges habituelles. Bref, une atmosphère de « Bonjour chez vous ! » dans la série culte télévisée « Le prisonnier ».
Nous marchons. Bientôt Perkin’s cove et la fin de la féerie, mais… voici, ombre bienvenue, un dôme de cèdres fournis. Voici un look out bien coquet et… oui, un banc public. Stop ! Allez-y voir, au dos, quatre initiales gravées avec une cl de VW, les nôtres, quatre lettres : R.B., pas de petit cœur, et C.J.
Depuis, chaque fois que nous nous replongeons dans le naturalisme du marginal way, je rafraîchis nos marques de quelques coups de clé nouveaux.
Nous disons « notre banc ».
Avant chaque promenade à Ogunquit j’oublie toujours, hélas, l’achat d’un canif à quatre lames comme celui du temps de ma jeunesse au Parc Jarry… pouvoir graver plus profondément nos signes. Assis sur notre banc public, nous renouvelons nos serments d’amour, nous faisons la revue du temps passé, nous faisons de vagues projets d’avenir. Souvent, on voit s’approcher de cette niche-aux-cèdres un jeune couple, nous laissons la place car pour « la suite du monde », nous prêtons volontiers « notre » banc, « allons déguster un crab-roll », nous souhaitons tant à tous l’amour-toujours-l’amour.
Un matin de l’été 2002, un vendredi lumineux, vérification de « notre » banc et s’amenait de jeunes mariés, sourires aux lèvres, photographe empressé, témoins endimanchés, une assemblée bruyante de début de vie à deux. Ils avaient repérés « notre » banc, c’était très clair, leur déception pas moins claire devant ces deux vieux admirant silencieusement la mer, nous., R.B. et C. J.
Leurs mines de grands désappointés. Aimables, polis, nous nous levons, nos gestes d’invitation à s’installer sur « notre » banc, ils protestent pour la forme mais, en vérité, les voilà retrouvant les grands sourires. Nous racontons alors aux tourtereaux notre très ancienne conquête du banc, ils se penchent pour lire les gravures à la clé au dossier. Leurs rires gentils, leur attendrissement : « What ? 30 years of happeness ?
Ils sont de Boston, ils doivent retourner au boulot dès lundi matin, elle est serveuse dans un restaurant italien du Old Port appartenant à sa belle famille, lui étudie encore, il sera médecin vétérinaire dans un an.
Embrassades et bons souhaits.
Nous descendons vers l’anse à Perkin. Nous voulions nous dénicher une boule-à-neige à la boutique Christmas always —il n’y avait pas de belle boule vitrée, hélas ! Visite à des amis au Cap Neddick, lieu voisin au sud d’Ogunquit. Taxi. Sur leur terrasse de blocs erratiques, bonne bouffe du soir, vins frais.
Le soleil s’était sauvé, la nuit venait vite quand nous revenons à notre motel… oui, par le marginal way. Deux jeunes gamins occupaient « notre » banc. Elle, fillette bien jolie, noiraude aux yeux vifs, lui, très blond aux culottes élargies, sur le dos, un t-shirt marqué « ALL YOU NEED IS LOVE » ! La lune hésitait à bien prendre sa marque et ces enfants s’embrassaient… assis, enlacés, sur « notre » banc !
La vie, la vie… Notre banc public, il fallait bien l’admettre est, comme tous les bancs publics sur cette planète, à tout le monde, à tous ceux qui s’aiment, du moins à tous ceux qui cherchent l’amour. Si vous passez par là, marginaux romantiques, c’est vers la fin du sentier magique, juste avant d’arriver à la première terrasses de l’Anse à Perkin, de « L’huître qui siffle » (Wrisling Oyster) allez voir pour nous deux voyez l’état de nos gravures, ajoutez-y les vôtres, puisque « plus il y a d’amoureux plus il y a de l’avenir ».
fin
5 juin 2006